NO SIGNAL

NO SIGNAL est une installation composée d’un dessin éclairé par un vidéo-projecteur, d’un NFT et d’une enceinte audio. Il existe plusieurs dessins. Les modèles des dessins sont des cam girls.

NO SIGNAL – Vue d’atelier – 2023

Les cam girls sont des femmes qui affichent leur corps sur des plateformes Web contre rémunération. Sur certains sites, des cam girls, installées dans un salon, communiquent par tchat avec des internautes et s’exhibent en jouant avec le sex toy connecté Lush. Le célèbre sex toy est reconnaissable à sa forme et sa couleur rose fluo. Le sex toy offre la possibilité d’être interfacé avec les sites de camming afin que les utilisateurs puissent payer pour prendre le contrôle à distance du sex toy de la cam girl.

L’installation

NO SIGNAL – Dessin brut ; Schéma de l’installation ; Vue d’atelier – 2023

– 1 dessin sur papier éclairé par un vidéo-projecteur. Le dessin est un nu réalisé d’après une cam girl. Le dessin est mis en lumière par un vidéo-projecteur pico installé sur trépied. La lumière bleue, installée par défaut dans le vidéo-projecteur, révèle certains traits du dessin et renforce les contrastes. Le vidéo-projecteur sur trépied est comme un clin d’œil aux caméras de camming. L’inscription “No signal”, installée elle aussi par défaut sur les vidéo-projecteurs, parcourt le dessin, d’où le titre du projet. Le format du dessin (140 x 80 cm) est homothétique à la fenêtre de streaming vidéo du site de camming.

– 1 écran (10 pouces, 22,1 x 12,5 cm) et 1 nano-ordinateur Raspberry pi. Il s’agit d’un ensemble situé à côté du dessin. L’écran diffuse un NFT frappé sur une plateforme de NFTs. Le NFT est associé à la vidéo du dessin tel qu’il est présenté in situ dans l’exposition, éclairé par la lumière bleue du projecteur et traversé par le message “No signal”.

– 1 mini-enceinte diffusant le cliquetis de claviers, les rires et les soupirs enregistrés dans les salons de cam-girls.

NO SIGNAL CEGZ.project Vue d'atelier détail 2023

NO SIGNAL – détail – vue d’atelier – 2023

Intention du projet

NO SIGNAL est à situer dans la longue tradition de la représentation de la prostitution dans le dessin et la peinture. Difficile de ne pas penser à la Vénus du Titien, à Olympia de Manet, à certaines photos de Kiki par Man Ray et plus généralement aux cocottes du 19e siècle traduites dans les monotypes des Scènes de maisons closes de Degas ou dans les Salons de Toulouse-Lautrec. Selon une grille de lecture post-coloniale, difficile aussi de ne pas penser aux nus de Gauguin.

NO SIGNAL dialogue directement avec ces œuvres. Une tradition néanmoins revisitée à l’ère de la sexualité appareillée et connectée.

Les nus, traités au fusain travaillé au chiffon ou à la main, à la mine graphite et à la peinture, s’inscrivent dans une approche picturale contemporaine des corps sexualisés. On dira que ce travail est pornographique, ce qui correspond assez bien à l’étymologie du mot, “l’art de dessiner et de peindre les prostituées”. Nous travaillons sur papier. Le détail, quand il existe, est graphite, porno-graphite. L’autour est fusain. Il n’y a d’ailleurs parfois que de l’autour. Le détail est alors caché. Car le véritable personnage central du dessin est ailleurs. Lui seul est réellement peint – et vernis : le sex-toy, qui vient offrir au dessin son unité organique. Pour le reste, la peinture fait disparaître et réapparaître le dessin. L’élément liquide – en 50 nuances de blanc – introduit des opacités et des corporalités, annonçant qu’il reste quelque chose à dévoiler.

NO SIGNAL – LizBett – vue d’atelier – 2023

Arrêtons-nous un instant sur Dark_Lady, véritable odalisque aux fesses blanc cassé, comme Olympia, dont le corps jauni fut si décriée en son temps. On y voit un corps nu féminin, allongé, équipé d’un sex toy fluo. Sa vulve et son cul sont soigneusement dessinés à la mine. Traitée en aplat, la chevelure s’impose, dessinant par elle-même l’espace du dessin qu’elle ondule à son image. Pourtant, on n’y voit rien, pour reprendre le mot de Michel Arasse. On remarquera que le visage est esquissé, suggéré, comme pris dans la brume, et figé – neutre comme une sphinge. Dans certains dessins il est tout simplement absent. Si cette absence remarquable n’existait pas, le dessin en dirait trop, en montrerait trop, sur le réel, sur l’état réel de la communication des corps, et en premier lieu sur le plaisir, espéré ou tout au moins supposé, ressenti par la cam girl.

NO_SIGNAL CEGZproject DARK_Lady

C’est que le sex-toy, pointant vers le siège du désir, ou plutôt du plaisir, joue ici comme un Index bien connu de l’histoire de l’art. Il a valeur de signe, c’est-à-dire instaure le sens de l’image, montre qu’il y a quelque chose à voir et peut-être une histoire à découvrir et à comprendre. Sur les écrans de camming, comme dans les dessins de CEGZ.project, les poses et le cadrage sont souvent aussi improbables que dans la Chapelle Sixtine. La légèreté des caméras de streaming, qui sont souvent des smartphones sur trépied, fait ici son office. Bref, il y a matière à voir. Cela dit, à l’instar de Dieu créant Adam, l’internaute ne touche la cam girl qu’à distance. L’internaute croit agir sur un corps, créer du plaisir et cela l’excite. Mais, contrairement à l’Index divin, dont on peut supposer que, comme tout index, il est sensible, le sex toy ne l’est pas. Un sex-toy ne ressent rien et ne communique rien à l’émetteur des signaux. Le feedback est fantasmé. Autrement dit, l’internaute ne connaîtra jamais la nature de son action. La création de jouissance reste de l’ordre de l’imagination.

Rien de nouveau sous le soleil, dira-t-on, dans ce jeu de dupes entre la prostituée et son client. Entre celui qui paie pour voir et ce qu’il y a à voir. Il reste cependant que, dans le camming, le réel est objectivé par l’appareil. NO SIGNAL. C’est écrit. Dans les dessins de CEGZ.project, c’est toute l’histoire de la représentation de la prostituée qui est relue à l’aune du post-digital et de la computosexualité télédildonique. Au XXIe siècle, le dernier mot, le dernier signe, appartient à Dark_Lady et n’appartient qu’à elle. Les dessins de CEGZ.project dialoguent donc tout autant avec les corps de différentes Vénus, d’Urbino à Montparnasse, qu’avec Laïs de Corinthe, attribué à Holbein le jeune, dont le regard, la gestuelle et la tenue très italienne rappellent que la domination peut aussi s’inverser.

Il n’en demeure pas moins que, dans ce monde de fantasmes, la réalité est sonnante et trébuchante, à l’image de ces drachmes que la célèbre hétaïre d’Holbein exhibe devant elle. Appelons une chatte une chatte. Les chattes appareillées des cam-girl des dessins de CEGZ.project figurent l’origine d’un monde qui est surtout une réalité sociale. Celui des transactions économiques. Dans ces dessins, l’art du nu se plie à la mesure des peep-show internétiques, où, pour voir – en live – et ne pas cesser de voir, il faut payer.

Intention de l’installation

Nota Bene : Nous avons fait le choix d’écrire notre texte au féminin. Le regardeur est une regardeuse, le visiteur est une visiteuse.

1) Un éclairage des dessins par la lumière par défaut des vidéo-projecteurs ou comment passer d’un médium à un autre ?

La salle est dans une semi-obscurité, le dessin est éclairé par un vidéo-projecteur pico (VP). Dans NO SIGNAL, le dessin est blanc et la lumière est bleue, bleue comme celle des ordinateurs et des smartphones, bleue comme celle des vidéo-projecteurs.

NO SIGNAL ne propose pas de dessins sur écran, qui ne serait qu’une illustration, la duplication de quelque chose qui existe déjà sur écran, mais un juste retour des choses. Le modèle, la cam-girl, vient de l’écran, et pour l’artiste, comme pour n’importe quelle internaute, elle n’existe que sur écran. Le dessin sur papier éclairé de cette manière fait qu’il devient lui-même l’écran d’une projection sans image.

NO SIGNAL joue sur ce passage d’un médium artistique (le papier) à un autre (l’écran). L’inscription “no signal”, installée par défaut sur l’ordinateur du vidéo-projecteur par son constructeur, se meut dans le dessin, qui s’anime alors de fait, passant du statique (l’œuvre déjà-là) au mouvement (l’œuvre processuelle). “No Signal” est le message qu’envoie la cam girl à la visiteuse, le même qu’elle envoie sans le dire à l’internaute. Comme si le dildo parlait. Or, nous le savons, le sex toy est muet, partageant un intérêt commun avec son utilisatrice. Ici c’est un autre appareil qui parle – n’oublions pas qu’un VP contient aussi un ordinateur – et qui vend la mèche.

2) Le rôle des trépieds ou “The medium is the message”

Le VP est posé sur trépied. Dans les salons de cam-girls, ce sont les smartphones servant de caméra qui sont sur trépied.

Le trépied et son VP sont ici source de lumière, d’éclairage et de sens : ils définissent le cadre du dessin, en révèlent les contours et les aplats, mettent en exergue le sex-toy et – “the medium is the message”, font passer le message (No signal).

Le placement du trépied et donc du VP, offre à la regardeuse deux positions possibles. Si elle se place entre le VP et le dessin, son ombre entre dans le dessin, elle devient alors comme un avatar dans une œuvre de réalité virtuelle. Le fait est que pour regarder les détails du dessin, cette immersion est la seule solution. Pour voir, il faut payer de sa personne.

Placée derrière le VP, le regard devient émersif : la visiteuse révèle le dispositif qui permet de contempler les jeux d’ombres, les stratégies d’attention des autres visiteuses ainsi mises en lumière. Pour reprendre une expression bien connue de Duchamp, “c’est le regardeur qui fait le tableau », auquel il faudrait ajouter ici que le tableau s’étend désormais au-delà de son cadre propre.

3) Les NFTs, point final du projet ?

Que restera-t-il de cette installation ? Un catalogue documente, éclaire, témoigne. Un enregistrement, un film, une vidéo rendent justice à l’expérience. Mais de quoi s’agit-il dans NO SIGNAL ? De connexion, de média, de transaction, mais également de représentation, de théâtralité et, in fine, de faux-semblants.

Or, il existe un médium qui, justement, considéré dans sa dimension technique, est une extraordinaire machine d’archivage de transactions. Ce médium technique, qui par définition repose sur la connexion, s’appelle une blockchain (ou chaîne de blocs). On peut la définir comme une base de données chiffrées, horodatées et décentralisées. La robustesse des blockchains repose sur l’émission de tokens (jetons) venant récompenser le travail informatique nécessaire à la validation des opérations de traitement des données sous forme de blocs. Considéré du point de vue de ses usages, autrement dit dans sa dimension culturelle, la blockchain, ou plutôt certaines blockchains, ont offert la possibilité de monétiser des contenus par l’émission de jetons non fongibles (non substituables) grâce à des contrats spécifiques écrits – ou codés si l’on préfère – et inscrits dans ces mêmes blockchains. Bien qu’elles ne jouent pas encore le rôle de média de masse, ces blockchains spéciales (Ethereum, Tezos, Polygon et quelques autres) ont massivement ouvert la voie à la création d’images, qu’elles soient génératives – certaines on chain – ou composées à l’aide de divers logiciels de traitements d’image ou encore post-traitées numériquement. Qu’il s’agisse de l’image des corps appareillés et connectés ou des milliards d’images publiées sur les plateformes de NFTs, la connexion – et donc le signal – est non seulement la condition de possibilité de voir ce qu’il y a à voir mais aussi de la monétisation de cette possibilité.

NO SIGNAL revient sur cette double dimension paradoxale de la blockchain : l’archive qui, d’un point de vue technique, s’avère robuste et partagée et, d’autres part, l’image dépendante de la connexion – c’est-à-dire d’une industrie, d’infrastructures, de hardware, de serveurs, de logiciels, de matériaux, d’énergie. Dans l’installation, un écran diffusant le NFT de l’installation (une vidéo du dessin in situ éclairé par le VP) rend compte de l’archivage – en pseudo temps réel et en ligne – de l’exposition, de sa monétisation sur une plateforme contenant des milliards d’autres images et, en même temps, de sa grande fragilité en raison de ses propres conditions d’existence. Dans ce jeu de dupes de la pérennité des œuvres d’art, nous savons que le dessin sur papier a toutes les raisons de durer quelques centaines d’années. Pour le NFT, nous n’en savons rien. Après tout, il n’y a jamais que les cam-girls qui sachent vraiment si leur sex-toy est connecté, et si c’est le cas, s’il leur fait réellement de l’effet.

4) Le rôle du son dans l’installation

La plupart du temps, l’art des média se donne pour tâche d’“explorer” (pour reprendre le concept de McLuhan) et d’ausculter ses propres conditions de possibilité matérielles, culturelles, politiques, scientifiques et économiques. L’attention de l’artiste, comme celle de la visiteuse, est alors orientée vers le médium technique lui-même, allant parfois jusqu’à dégager ces conditions couche par couche, comme c’est le cas de l’art média-archéologiste. L’art des média et l’art contemporain, marqué par l’art conceptuel duchampien, partagent donc cette méthode qui consiste à objectiver le médium (et ses conditions d’existence) – qui doit parler de lui-même, sauf que dans le premier cas il s’agit du médium technique (y compris ses matérialités) et dans le second du médium artistique (l’histoire de l’art – ou le dialogue avec les morts – en faisant partie). L’art des média n’est donc pas immatériel, comme on le pense souvent, tandis que l’art contemporain n’est pas qu’un art plastique. Quant au monde de l’art, il est globalement divisé en deux : Turing d’un côté, Duchamp de l’autre. NO SIGNAL permet de créer un pont entre les deux.

Pour son accrochage, nous imaginons une petite salle, dans un lieu patrimonial, ce genre d’endroit où l’on se prête aux discussions diplomatiques. De l’extérieur, à travers une porte vitrée par exemple, on devine de manière diffuse comme une lumière bleue, qui n’est pas sans rappeler le bleu des écrans de télévision actuels, des ordinateurs, des smartphones, mais aussi le bleu Klein ou le film de Riefenstahl. On y entend un son diffus. Le cliquetis de claviers, des rires et des soupirs. Ils ont été enregistrés dans les salons de cam-girls, mais on ne le sait pas encore. On y devine le souffle d’un appareil dont on découvrira qu’il s’agit d’un vidéo-projecteur. On perçoit des vibrations provenant sans doute d’un appareil encore mystérieux.